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"Etre dans le vent c'est avoir un destin de feuille morte" !

LA VIE DE CHEIKH ANTA DIOP : UNE FIDELITE A LA RECHERCHE JAMAIS TRAHIE par Yèro SYLLA Président de l'Association des Chercheurs Sénégalais (ACS) DAKAR — (Sénégal)

Publié le 1 Février 2016 par Sy Chérif Salif

C'est avec une profonde émotion que, par ma voix, les membres de l'Association des Chercheurs Sénégalais participent à cet hommage solennel que l'Université de Dakar a tenu à rendre au Professeur Cheikh Anta DIOP. Jamais disparition n'aura créé autant de vide dans la communauté scientifique de notre pays. La nouvelle de la mort du Professeur Cheikh Anta DIOP est tombée, brutale, le vendredi 7 février 1986, au milieu de l'après-midi, alors que nous nous apprêtions à nous réunir pour mettre la dernière main à l'organisation du forum sur l'Intégration africaine, que nous devions tenir le lendemain avec sa participation. Nous avions eu plusieurs entretiens avec le Professeur pour fixer les modalités de sa participation.

Lorsque nous l'avons rencontré le 22 janvier 1986 pour lui faire part de notre projet, il nous avait dit tout le plaisir qu'il aurait à prendre part au forum de notre Association dont il se considérait comme membre à part entière. En effet, pour Ch. A. DIOP, la multiplication en Afrique d'organi­sations analogues était un préalable pour donner plus de vitalité à l'Association des Chercheurs et Savants du Monde noir, dont il était le Président.

Il nous avait dit, cependant, que son plus grand désir était de permettre plutôt aux jeunes générations de s'exprimer pour enrichir le débat sur l'intégration africaine : «Depuis plus de trente ans, dit-il, je parle de l'intégration africaine ; je ne veux pas donner l'impression de monopoliser la parole sur ce sujet. Il faudrait que les autres, les jeunes générations, en parlent et l'enrichissent». Sur notre insistance, il finit par accepter et nous dit qu'il viendrait, qu'il nous ferait la genèse du concept d'un point de vue personnel, qu'il mettrait l'accent sur le rôle et l'importance de la recherche scienti­fique et technique dans le cadre de l'intégration africaine.

Deux semaines plus tard, c'est-à-dire le 6 février 1986, veille de sa mort, il me fit appeler en fin de matinée. Il m'exprima à nouveau son désir de passer le flambeau à la jeune génération. Je lui dis que toutes les dispositions étaient déjà prises pour la tenue de ce forum avec sa participation. Après un moment de silence, il donna son accord définitif. Il m'avait raccompagné alors jusqu'à la porte d'entrée, comme il avait l'habitude de le faire, en promettant de soutenir notre action. C'était un adieu.

En le quittant ce jour-là, j'étais loin de penser que la rencontre du surlendemain n'aurait jamais lieu, et que le discours qu'il nous avait tenu durant toute cette période constituait les dernières recommanda­tions de l'aîné à ses cadets. Nous en avons retenu l'humilité de ce grand homme et la confiance qu'il vouait à la jeune génération.

Quelle que soit l'opinion que l'on puisse porter sur l'oeuvre, les chercheurs, et plus particulièrement ceux qui le côtoyaient quotidienne­ment à l'IFAN, retiendront de la vie de cet homme transmuée en destin exemplaire, des leçons à méditer afin de porter aussi témoignage. Sa passion pour la recherche était sans égale. Acharné à la tâche, Cheikh Anta DIOP ignorait le repos. Il poursuivait inlassablement ses activités scientifiques, même au plus fort de son engagement dans l'action politique.

Nous apercevions quotidiennement sa haute silhouette se diriger à pas réguliers vers son laboratoire de C 14 qu'il avait construit lui-même pièce par pièce, il y a près d'un quart de siècle. Il n'en sortait que tard dans la soirée, ne prenant pas de loisirs. Cheikh Anta DIOP est mort à la tâche, travaillant jusqu'au dernier jour de sa vie. La fécondité de son oeuvre est la preuve de cette fidélité à la recherche jamais trahie.

Cette vie de labeur acharné, de passion pour la recherche scientifi­que, qui est l'une des caractéristiques essentielles de ce destin excep­tionnel, est un exemple dont les chercheurs ont le devoir de s'inspirer, car elle démontre que la recherche ne peut être fructueuse sans être assumée comme un sacerdoce. Activité contraignante, totale, la recher­che ne peut s'accommoder ni de paresse, ni de dilettantisme.

L'expérience de celui qu'on a pu appeler «le Pharaon du savoir» nous montre également que les vérités scientifiques doivent être défen­dues énergiquement. En effet, lorsque sa thèse «Nations nègres et Culture »a été rejetée par la Sorbonne parce qu'elle remettait en cause de manière catégori­que et sans nuances l'ordre établi, le privant ainsi d'un titre académique tant convoité à l'époque, Cheikh Anta DIOP a refusé de se renier. Il a continué dans la même voie avec d'autres ouvrages et, aujourd’hui, l'Histoire lui a donné raison.

Exemplaire, le Professeur Cheikh Anta DIOP l'était aussi par sa modestie, sa simplicité, qui sont la marque des vrais hommes de science et de sagesse. Ces qualités le rendaient accessible et ouvert à tous, même aux plus humbles, particulièrement à nous ses collègues plus jeunes.Il était toujours prêt à dialoguer avec nous, à nous enrichir de ses vastes connaissances, de ses convictions scientifiques et humaines qu'il exposait avec sérénité. Malgré sa renommée mondiale, il ignorait l'orgueil et le mépris de l'autre.

Exemplaire, enfin, le Professeur Cheikh Anta DIOP l'était par son dédain souverain des richesses matérielles et des honneurs factices. N'avait pour lui de l'importance que ce qui fait la spécificité et la grandeur humaines, c'est-à-dire les valeurs intellectuelles et morales. Car, tout en travaillant sans relâche à l'avancement de la science, le Professeur Cheikh Anta DIOP ne s'est jamais soucié de sa carrière ou de son statut. Il n'a bénéficié jusqu'à ces dernières années que du traitement d'un Assistant-Docteur, malgré ses nombreux titres universi­taires et ses travaux de renommée mondiale, ne devenant Professeur d'Université que tardivement, presque à la veille de sa mort.

Il a vécu ainsi dans son laboratoire de C 14, où il n'attendait ni assistance financière, ni amélioration des structures, ni motivations, pour servir la communauté scientifique. Cet exemple inégalable de désintéressement envers les biens maté­riels est en même temps un symbole paradigmatique du sacrifice consenti par les chercheurs, particulièrement dans le Tiers-Monde et au Sénégal où, malgré la dureté de leur travail, les chercheurs subissent les affres de conditions difficiles, voire impossibles. Il n'existe pour ainsi dire pas de domaine qui n'ait été défriché par le savant sénégalais.

De l'Anthropologie à l'Histoire, des Mathéma­tiques à la Linguistique, de la Science politique à la Sociologie, de la Physique à l'Écologie, le Professeur Cheikh Anta DIOP fut l'exemple même du scientifique sans frontières.

Sa conception de la démocratie a été explicitée dans Nations nègres et Culture, les problèmes de l'eau et de la sécheresse dans Les fonde­ments économiques et culturels d'un Etat fédéral d'Afrique noire. L'inté­gration, le développement endogène, la coopération en matière de recherche scientifique et technique..., tous ces problèmes, qui revêtent aujourd'hui une pertinence aiguë et certaine, ont déjà été évoqués et vulgarisés par Cheikh Anta DIOP.

Ce digne fils de l'Afrique, cet intellectuel honnête, cet homme de culture sans frontières, n'a pas attendu « certains experts »pour penser le développement et le devenir de l'Afrique. Ce devenir, il ne le croyait pas viable sans l'intégration africaine.- Ce souhait sera respecté par l'Association des Chercheurs Sénéga­lais et le forum sur l'intégration africaine auquel le Professeur Cheikh Anta DIOP devait participer sera organisé très prochainement autour de son oeuvre. C'est un hommage solennel que nous nous devons de lui rendre et auquel seront conviés les hommes de science de notre pays.

Puissent les chercheurs sénégalais, africains et toute la communau­té scientifique internationale poursuivre l'oeuvre colossale de ce « géant du savoir »que fut Cheikh Anta DIOP. Pour sa part, l'Association des Chercheurs Sénégalais est détermi­née à entretenir et à alimenter le flambeau légué par l'illustre savant sénégalais.

Professeur Cheikh Anta DIOP, dormez en paix.

(Cérémonie de l'Hommage rendu au Professeur Cheikh Anta DIOP par l'Université de Dakar, 12 février 1986).

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